Le bijou narratif est-il un bijou comme les autres?

 

L’homme a de tout temps fait preuve d’une habilité et d’une imagination sans égale dans la création de ses bijoux, leur octroyant de multiples rôles, symboliques, décoratifs, surnaturels ou sacrés. Mais les courants artistiques du XXème siècle ont transformé profondément le monde de la bijouterie contemporaine en libérant la créativité des artisans bijoutiers. Certains d’entre eux vont donner naissance à des oeuvres tout à fait intrigantes, les bijoux narratifs. L’attractivité de ces pièces est telle que de nombreux connaisseurs fascinés collectionnent aujourd’hui broches, pendentifs ou bagues au même titre que d’autres œuvres d’art. Passionnée moi-même par ces délicates créations je vous propose de découvrir la place si particulière qu’elles tiennent dans la grande histoire du bijou.

 

Le bijou : un objet de parure aussi vieux que l’humanité.

L’invention du bijou se perd dans la nuit des temps, à une époque où l’homme de Neandertal coexistait avec l’homo sapiens dans une grande partie du monde. Ces hommes, finalement très semblables à nous, faisaient déjà preuve d’une organisation sociale complexe et possédaient de réelles connaissances techniques, spirituelles et artistiques.
Les plus anciens bijoux découverts à ce jour remontent à plus de 100 000 ans mais ils existaient peut-être bien avant. Coquillages, dents de fauves, ivoire, os ou pierre tendre ont été façonnés par la main de l’homme pour former des colliers ou des pendentifs. Ils étaient probablement accompagnés de peintures corporelles, tatouages ou scarifications rituelles. Dès l’origine, le bijou est très intimement lié au corps humain mais contrairement au vêtement il ne semble pas répondre à une nécessité vitale comme se protéger des agressions du froid. Alors, quel rôle jouait-il ? L’histoire montre qu’au-delà de sa valeur décorative pure, le bijou a toujours été un instrument de communication non verbale tout à fait exceptionnel

Le bijou : un vecteur essentiel de la cohésion sociale et culturelle.

La valeur qui nous semble la plus évidente de nos jours est la capacité du bijou à satisfaire notre gout naturel pour l’esthétique. Le choix des matières, des couleurs ou des formes jouent beaucoup dans la mise en valeur du corps, surtout lorsqu’il est en mouvement. Mais le rôle du bijou va bien au-delà car il est aussi un puissant outil d’expression de soi. Un collier de dents de fauves par exemple prouvera le courage et la virilité d’un guerrier et impressionnera efficacement un éventuel ennemi. Dans la Grèce antique les couronnes de laurier en or étaient symboles de gloire éternelle et récompensaient les vainqueurs des compétitions athlétiques ou des expéditions militaires. De la même façon une bague ou un collier exprimait le statut social du porteur, sa puissance, son niveau de richesse, son appartenance à un ordre ou à un clan. La signification symbolique de ces bijoux était en quelque sorte unilatérale.

Ce n’est pas le cas des bijoux de sentiment ou de deuil qui manifestent un lien bilatéral entre deux personnes. Présents depuis l’Antiquité ils sont offerts ou échangés pour exprimer un attachement ou même symboliser un engagement amoureux mutuel. Certains de ces bijoux permettaient de garder sur soi le souvenir d’un être aimé absent ou même disparu. Les memento mori en sont encore des exemples poignants. Aux XVIII eme siècle les broches représentant l’œil de l’amant étaient très en vogue dans l’Angleterre victorienne ainsi que les bijoux romantiques comportant une mèche de cheveux ou des portraits miniatures.

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Bague en or décorée de quatre oiseaux, symbolisant l’immortalité de l’âme. Dans la tribu des Baoulé, l’anneau n’était porté que par le chef du village, qui en était aussi le chef religieux. Coll. E. Storrer, Zurich.

Un autre rôle essentiel peut être attribué au bijou. Depuis les temps les plus reculés certaines parures participent au sacré. Portés par un shaman ou par un pharaon image du dieu sur terre, ces bijoux expriment des forces surnaturelles souvent dans un langage décoratif symbolique. Ils transmettent le message divin aux fidèles et contribuent à la crédibilité des officiants lors des cérémonies religieuses.

De nos jours ces bijoux sacrés sont moins fréquents mais le gout du surnaturel n’a jamais vraiment quitté l’être humain. En effet, amulettes et talismans séduisent toujours par leur part de mystère dans un monde devenu trop matérialiste. Il faut probablement trouver là un des rôles majeurs du bijou primitif. Les recherches archéologiques prouvent en effet que nos lointains ancêtres préhistoriques étaient déjà fascinés par certaines matières rares comme le corail, l’ambre, des métaux natifs ou des pierres semi précieuses. Cette capacité d’émerveillement devant l’étrange et le naturellement beau a poussé l’homme à attribuer à ces matières des valeurs sacrées, prophylactiques ou apotropaïques. Le collier d’ambre, par exemple, est supposé encore protéger un bébé des douleurs dentaires et l’œil de Sainte Lucile reste un porte-bonheur très prisé en Corse.

Je n’ai pas évoqué encore une caractéristique qui est devenue majeure au fil du temps, c’est la valeur vénale du bijou. De nos jours la définition même du bijou sous-entend une certaine préciosité des matières et de l’ouvrage. Une pièce de joaillerie peut atteindre des sommes inimaginables et faire l’objet de capitalisation ou de tractations financières ou politiques importantes. L’affaire des diamants de Bokassa en est un bon exemple au même titre que les bijoux de la couronne française sacrifiés pour financer les guerres de religions.

Le rôle ou plutôt les rôles du bijou sont donc variés, complexes et essentiels dans toutes les cultures. Instruments de satisfaction esthétique et d’attraction, outil d’expression de soi, de la mémoire et de la communication, médium entre les dieux et les humains, objets de protection et support de capitalisation, les bijoux peuvent endosser un ou plusieurs rôles à la fois.

Mais il existe une autre catégorie de bijoux qui me tient particulièrement à cœur et dont la naissance est indissociable de la révolution artistique du XX eme Siècle.

Le bijou narratif à la convergence des mouvements artistiques du XX eme siècle.

Le début du XX eme siècle est marqué par l’accélération des mouvements artistiques qui pour la plupart cherchent à faire table rase du passé. Le courant international Art Nouveau (ou Modern Style), en prônant la noblesse du travail artisanal et la démocratisation de l’art, va transformer le métier de bijoutier. D’habile artisan souvent anonyme et répondant à des commandes, le bijoutier devient un artisan-créateur reconnu dans son individualité, voire un artiste renommé.

Aux USA puis en Grande-Bretagne, le développement des arts appliqués et le gout du « fait main » permet à la bijouterie d’entrer dans les écoles d’art au même titre que la peinture et la sculpture. Certaines pièces de bijouterie vont même devenir de véritables œuvres d’art portatives, des pièces uniques recherchées par les collectionneurs pour leur singularité. D’autres en revanche seront produites en série et donneront naissance à la bijouterie fantaisie.

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Bague Gérard Sandoz,1928, constituée d’or et argent et ornée d’un motif semi sphérique découpé de lignes, triangles émaillés noir, rouge et coquille d’œuf, Musée des Arts Décoratifs, Paris.

Mais c’est à la faveur du dadaïsme et du surréalisme que la bijouterie contemporaine va véritablement rompre avec le passé. En libérant l’imaginaire et le langage des artistes ces courants vont libérer aussi l’artisan bijoutier. En véritable créateur-auteur il peut à présent faire ses propres choix de matières ou de formes quitte à devenir subversif et fleureter avec les limites de ce qui fait l’essence même d’un bijou : sa portabilité. L’usage de matières non nobles comme le plastique ou le béton ou l’usage d’objets de la vie quotidienne dans ses créations fait en quelques sortes écho aux « ready made » dadaïstes et aux étrangetés du langage surréaliste.

Dans les années 50 certains artistes tels que Calder, Picasso ou Dali se laissent tenter par la création de petites pièces uniques portatives et ces bijoux d’artistes vont ouvrir en grand les portes des arts majeurs aux bijoutiers créateurs. Or, le bijou, lorsqu’il est conçu comme une petite œuvre d’art, peut s’investir à son tour des mêmes valeurs qu’un tableau ou une sculpture et transmettre un message au spectateur. Il pourra être signé et même se voir attribuer un titre. Le porteur, qui a fait le choix éclairé d’acquérir ce bijou, devient en quelque sorte la vitrine mouvante d’une petite œuvre d’art pouvant être regardée furtivement par tout un chacun au gré des déplacements de son propriétaire.

Un bijou contemporain peut se contenter d’avoir une valeur simplement esthétique (l’art pour l’art) et/ou vénale. Mais au même titre qu’une œuvre de Max Ernst ou de De Chirico, il peut aussi être porteur d’un récit plus ou moins complexe sous forme symbolique, métaphorique ou figurative. Ce message, intégré dans le bijou par le créateur-conteur, est destiné à être perçu par l’acheteur du bijou mais aussi par les spectateurs multiples qui le côtoieront dans sa vie future. Ces bijoux si particuliers, qui racontent les souvenirs, les fantasmes de leur créateur ou qui évoquent toutes sortes d’histoires appartiennent à un courant mal connu encore en France, celui des bijoux narratifs. Né aux USA il aura un réel succès en Grande Bretagne puis dans le reste de l’Europe avant de se répandre dans le monde entier

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Jana Machatova, Spartakiade, broche en plexiglass, argent, papier sur plastique laminé, feuille d’or, crédit photo Peter Machata.

Comment définir le bijou narratif ?

Lorsqu’on cherche des informations sur les bijoux narratifs en langue française on ne peut que s’étonner de la rareté des articles et références. Une poignée de galeries parisiennes expose régulièrement des bijoutiers narratifs bien que majoritairement étrangers. La galerie « La Joaillerie par Mazlo » à Paris est surement la plus active en France. Robert Mazlo, lui-même joailler-auteur, organise régulièrement des expositions dans le but de promouvoir le bijou narratif en tant qu’œuvre d’art. Comme il le dit lui-même « Qu’est-ce que la joaillerie d’auteur sinon la subtile alchimie entre l’empathie (le cœur), les matières nobles (la nature), l’esprit (le cerveau) et les savoir-faire (la main) ? ».

Mais pour trouver une recherche approfondie sur le bijou narratif il faut se tourner vers l’excellente thèse en anglais du professeur Jack Cunningham, « Contemporary European Narrative Jewellery » présentée à Glasgow en 2007. Ce travail particulièrement exhaustif est une véritable mine d’informations et se trouve généreusement accessible à tous en PDF sur internet. Jack Cunningham est joaillier narratif contemporain mais aussi professeur et directeur de l’Ecole de joaillerie de Birmingham. Grâce à ses conférences tout autour du monde il a participé grandement à faire connaitre ce courant de la bijouterie. Une grande partie de mes connaissances sur le sujet me viennent de ses recherches et de ses écrits.
Avant d’étudier et comparer attentivement ses spécificités à travers le monde il donne une définition toute simple du bijou narratif : « Un objet portable qui contient un commentaire ou un message que le créateur, au moyen d’une représentation visuelle, a l’intention manifeste de communiquer à un public par l’intervention du porteur ».

Cette notion de récit encapsulé et destiné à être communiqué par des signaux visuels est donc l’essence même de ce type de bijou. Le créateur-conteur est totalement libre de son message : points de vue sur la société, valeurs personnelles, souvenirs d’enfance, faits particuliers, rêves ou fantasmes. Il est libre aussi dans son langage formel, le plus souvent écho de sa culture et de son histoire de vie.
La citation du bijoutier créateur catalan Ramon Puig i Cuyàs est très éclairante sur ce sujet. Celui-ci associe le bijou narratif aux principes même de la création artistique : « Toutes les œuvres d’art sont un conteneur dans lequel l’artiste a déposé ses idées, ses émotions, ses doutes, ses expériences, ses impressions et définitivement une partie de lui-même, dans l’intention de tout reconnecter ».

Mettre de soi-même donc, mais surtout raconter. Depuis la nuit des temps l’art du récit semble répondre à un besoin humain fondamental. Bien avant la naissance de l’écriture, les grands mythes fondateurs étaient récités, les épopées étaient chantées, dansées ou mimées. Les récits ont permis aux groupes humains de construire et de transmettre leur culture aux générations suivantes. Pour soutenir ces récits l’art de l’image a toujours été présent. Les fresques préhistoriques en sont une belle illustration. Ces représentations, figuratives ou abstraites permettaient probablement une meilleure mémorisation des récits et des rites ancestraux.

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Mark Fenn, May Brooch One, argent 925, figure de fonte argent 925, or Keum-boo 24 k

Cette tendance à la narration dans la bijouterie est-elle vraiment nouvelle ?

Les bijoux narratifs contemporains se distinguent nettement des bijoux traditionnels à contenu symbolique. En effet, la conception de ces derniers répondait à des commandes et reflétait la volonté et le discours de l’acquéreur. Avec le bijou narratif contemporain, le récit devient celui du créateur. Celui-ci exprime désormais librement son message personnel en tant qu’artiste-conteur. Bien entendu cela ne l’empêche pas de répondre à une commande en créant une pièce dont le contenu serait dicté par l’acquéreur au même titre qu’un écrivain écrirait une biographie pour autrui. C’est même un aspect du bijou narratif qui très apprécié de nos jours par les connaisseurs.
Mais le plus souvent l’acquéreur choisit sur un coup de cœur un bijou narratif achevé, parce que celui-ci a une résonnance en lui. Il colle à son système de valeur, exprime ses propres idées, parle à sa sensibilité ou le fait rêver. Le bijou narratif a cela de particulier qu’il s’offre à l’attention des plus curieux ou des initiés, un peu comme un jardin secret.

 

 

Le bijoutier narratif : un créateur-conteur ?

Pour inscrire des idées ou des pensées dans un bijou le créateur ne dispose que d’un espace restreint. Contrairement aux images télévisées ou aux bandes dessinées qui ont un début, un milieu et une fin tout doit être condensé dans un unique objet. En revanche il bénéficie d’une liberté totale dans le choix des matériaux des formes et des techniques ce qui apporte une multitude de possibilités suggestives à son langage créatif.
Un seul impératif : le bijou narratif doit rester portable sans cela il passerait dans le domaine de l’objet d’art pur ou de la sculpture. Le bijou, comme ornement du corps est par définition en mouvement ce qui rend sa lecture difficile. Les informations saisies au vol de façon presque subliminale ne peuvent être que superficielles. La mobilité intrinsèque du bijou nécessite donc une accroche visuelle forte pour attirer l’attention du public et éveiller son intérêt. Un langage figuratif au premier degré sera plus accessible mais manquera peut-être de profondeur. Le bijoutier créateur optera volontiers pour un langage symbolique ou métaphorique offrant plusieurs niveaux de lecture. Il s’appuiera sur les jeux de rapprochement de formes, de matières, de couleurs ou d’images pour faire naitre l’intérêt et, par interconnexions, tout un monde de suggestions, d’évocations chez le spectateur.

Mais celui-ci a besoin de temps pour s’interroger, pour déchiffrer le contenu du bijou et ce temps est de moins en moins disponible. Aujourd’hui les informations nous arrivent de façon effrénée, trop nombreuses et superficielles. Au carrefour d’un réseau serré et incontrôlé de messages nous avons perdu les codes et la capacité de réfléchir par nous-même. La lecture d’une œuvre d’art est devenue difficilement accessible à tous.
Il arrive heureusement que le bijou cesse de se déplacer et s’offre à notre regard plus longuement. Pour faire découvrir la bijouterie contemporaine au grand public certaines pièces narratives sont exposées en galeries ou dans les musées. Elles sont alors présentées comme des œuvres d’art. Cette immobilité permet une observation plus attentive proche de la contemplation et une compréhension plus profonde de la part du spectateur. Un catalogue ou des cartels peuvent apporter des informations sur le titre, les matières utilisées et l’auteur. Parfois même le sens du récit est évoqué en quelques mots comme un fil d’Arianne pour guider le visiteur.

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Kee-Ho Yuen, The Story Never Ended, bronze, aluminium anodisé, bois d’érable, plastique, fils de coton.

Le bijou narratif générateur d’émotions ?

Cela dit, le créateur se doit-il d’expliquer en détail le contenu narratif de son bijou ? Ne désire-t-il pas au contraire lui conserver une part de mystère et laisser son message à la libre interprétation du public ? Une chose est sûre, lorsqu’un bijou narratif quitte l’atelier de son créateur celui-ci perd la main sur son message initial: son récit est appelé à être transformé au gré des interprétations des spectateurs, un peu à la façon du jeu du « cadavre exquis ». Inventé par les surréalistes, ce jeu consistait à écrire à tour de rôle la suite d’une histoire en ne laissant visible au joueur suivant que quelques mots. Le résultat final était plein de surprises et permettait aux artistes et écrivains d’explorer les ressources de l’inconscient et de l’imaginaire. 

Faire naitre des images, des souvenirs, des émotions chez le spectateur grâce à la mémoire visuelle, déclencher des processus subconscients à la manière de la madeleine de Proust ou du test de Rorschach, tel est le rôle du bijou narratif. L’introduction de petits objets trouvés, retirés de leur contexte habituel ajoute encore à ce pouvoir de suggestion. Tout l’art réside dans le choix des associations.

Salvador Dali expliquait merveilleusement ce processus : « Sans public, sans présence de spectateurs, ces bijoux ne rempliraient pas leur fonction pour laquelle ils ont vu le jour. Le spectateur est donc l’artiste ultime. Sa vue, son cœur, son esprit – fusionnant et saisissant avec une compréhension plus ou moins grande de l’intention du créateur – leur donnent vie », La Vie Secrète de Salvador Dali, édit. La Table Ronde 1952.

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Teresa Kiplinger, Tsunami de la série « Minuscules catastrophes », émail au chalumeau sur acier, bague en argent 925 oxydé. Crédit Teresa Kiplinger.

teresa kiplinger

La place du bijou narratif dans notre vie :

Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui semble de plus en plus matérialiste, superficiel et mercantile. Il devient difficile de prendre le temps de rêver, méditer ou contempler dans ce rythme infernal imposé par une société essentiellement technologique. Pourtant, le succès actuel du storytelling comme outil de marketing est très révélateur de notre attirance innée pour l’art du récit. Comme lorsque nous étions enfant nous aimons les belles histoires, celles qui éveillent nos émotions, qui nous captivent et nous font quitter quelques instant les dures réalités de notre vie quotidienne. Le bijou narratif réintroduit de la profondeur, de l’inattendu, du fascinant dans nos vies comme une petite boite à rêves, une « memory box » pleine de souvenirs d’enfance.
Le bijoutier narratif Ramon Puig i Cuyàs écrit à juste raison qu’il « peut être utilisé pour rendre visible ce qui est invisible ».
A travers un bijou narratif le désir du créateur de se raconter rencontre le désir du spectateur de se projeter ailleurs, de découvrir, de rêver. Comme pour un bon roman ou un tableau il s’agit de la rencontre entre deux imaginaires, celui de l’auteur et celui du regardeur. La spécificité du bijou fait que la rencontre est tout particulièrement affective et intime car celui-ci est porté tout contre soi, le plus souvent à même notre peau.

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Mélanie Bilenker, Dresser Drawer, broche en cheveux sur papier, or, noyer, laiton, 50 mm X 13 mm, crédit photo K. Sprague.

Des bijoux narratifs tout autour du monde.

Pour faire un tour du monde des bijoux narratifs rien de plus agréable que de se plonger dans le superbe livre du bijoutier anglais Mark Fenn « Narrative Jewelry, Tales from the Toolbox» (2017 Editions Schiffer). Celui-ci a réussi l’exploit d’interviewer et de réunir dans un album plus de 240 bijoutiers narratifs originaires de tous les coins de la planète. Chacune de leurs créations est illustrée par une photo de belle qualité et est accompagnée d’une description narrative de la part de leur auteur. Une formidable et inespérée source d’informations visuelles qui nous permet de constater aussi l’extrême variété d’expression qui découle de la personnalité, du vécu et de la culture de chaque artiste. Cette famille de bijoutiers créateurs narratifs est celle qui me tient le plus à cœur et celle à laquelle je me sens vraiment appartenir. Ce que j’éprouve personnellement quand je travaille sur mes bijoux est tellement proche de chacun de leurs témoignages!

Je ne peux hélas tous les évoquer ici mais j’ai plaisir à partager avec vous quelques bijoux de certains de mes artistes préférés accompagnés de leurs propres commentaires.

 

 

 

Patricia Alvarez (Argentine) a commencé sa carrière de créatrice de bijoux contemporains en étudiant avec différents orfèvres de sa ville, Rosario. Elle a progressivement trouvé son style et elle crée aujourd’hui des bijoux narratifs dans divers matériaux, argent, cuivre, papier, résine, bois…
« Mes bijoux me permettent de capturer tout ce que je ressens pour le montrer aux autres. Ces créations sont pour moi un voyage de découverte, de partage, un état d’âme, une vision intérieure. Pour raconter mes histoires à travers mes bijoux j’abandonne mon intimité et le porteur se sentira faire partie de celle-ci et de mon histoire … Dans cette pièce je représente ma préoccupation pour mon petit-fils à cause de ces temps violents dans lesquels nous vivons, et j’essaie de compenser par des moments de tendresse que je lui consacre ». (Narrative Jewelry, Tales from the Toolbox p19).

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Patricia Alvarez, In Times of Violence, I have time tenderness for you », argent, cuivre, agate givrée, peinture à céramique. Crédit Photo Patricia Alvarez.

Mélanie Bilenker (USA) est une artiste bijoutière basée en Philadelphie. De nombreuses fois récompensée, son travail est exposé à l’échelle nationale et internationale et se trouve dans plusieurs collections publiques. Elle s’est fait une grande réputation en réinterprétant de façon contemporaine une technique ancienne dite de bijoux de cheveux. Ces bijoux de type commémoratifs étaient très en vogue dans l’Angleterre victorienne. Elle modernise totalement le sujet en utilisant ses propres cheveux pour « dessiner » des scènes de la vie quotidienne et se représenter elle-même dans l’intimité de façon très touchante.

« … Je colle des mèches sur du papier dans le but de préserver et montrer l’aspect éphémère du temps, afin qu’il puisse être revisité. Je vise l’authenticité, faire en sorte qu’une image ressemble à ce que je ressens. Les cheveux représentent une personne, l’intimité, un moment laissé derrière nous, quelque chose de perdu ».

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Mélanie Bilenker, Chocolate, or, ébène, résine, pigment et cheveux, 95 mm X 70 mm X 10 mm (collections du Philadelphia Museum of Art) crédit photo K. Yanoviak.

Sara Brown (USA) est créatrice de bijoux dans toutes sortes de médium et techniques. Elle pratique et enseigne en Caroline du Sud. Ses créations sont exposées au niveau national et international.
« Pour moi chaque pièce est une histoire et par la création d’objets portables j’ai découvert que mon travail était lentement devenu mon quotidien. Chaque pièce est une ouverture née d’occasions variables , de la commémoration d’un moment ou d’une personne d’importance jusqu’à l’activité quotidienne la plus banale… En démantelant l’environnement en motifs et formes extrapolées, des moments en dessins étroitement recadrés ou en brefs aperçus de texte, je réassemble ensuite ces éléments en un objet portable que je peux emporter avec moi. Les points de départ pour chaque pièce peuvent varier en intensité, mais lorsque j’aborde chaque pièce individuellement, ces moments souvent oubliés entre tous sont toujours traités avec autant d’égard que ceux qui ont plus d’importance » (Narrative Jewelry, Tales from the toolbox p 46).

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Sara Brown, Pots and Pans, broche en argent 925, noyer, papier, or 10 k, laiton, cuivre, graphite,70X 50 X 20 mm, crédit photo Sara Brown.

Mark Fenn (UK) est un créateur, un grand connaisseur et un collectionneur de bijoux narratifs depuis plus de trente ans. Son travail est basé sur le récit et chaque pièce est unique.
« Dans ma pratique personnelle, j’utilise le récit comme point de départ pour le processus de fabrication. Les thèmes sont toujours personnels ; c’est là que je peux puiser dans mes vraies émotions. Les pièces m’aident à exprimer des choses dont il peut être pénible de parler et me permettent de les travailler. Mes May Brooches sont des œuvres qui m’ont aidé à gérer le sentiment de perte, les sentiments de chagrin lorsque la mort semblait toujours présente. Une partie de mon travail est très personnelle et je préfère que le spectateur invente sa propre histoire en les regardant. Pour la broche White Horse , le point de départ était une référence à la mort de mon père et était tirée de l’Apocalypse 6 : 8. : « Et j’ai regardé, et j’ai vu un cheval pâle : et son nom qui était assis sur lui était la Mort, et l’Enfer suivait avec lui ». Donc, bien que mon travail ne fasse pas explicitement référence à la mort, les connotations sont là… ».

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Mark Fenn, May Brooch 3 – White Horse, Argent 925, figure de fonte argent 925, goupille en acier chirurgical, taille 50 mm X 34 mm X 3 mm, crédit photo Mike Blissett.

Teresa Kiplinger (USA) est bijoutière d’atelier, poète et graphiste. Son travail d’orfèvre est tout à fait émouvant et suggestif. Elle mêle volontiers ses propres vers à ses images émaillées ou travaillées en repoussé pour évoquer ses souvenirs et la fragilité de la vie. Elle considère ses créations comme des memento mori.
Elle décrit ainsi sa collection intitulée Charity représentant des oiseaux morts : « En m’abritant seule pendant la pandémie de 2020, les oiseaux qui ont visité ma fenêtre étaient parmi les seuls êtres que j’ai rencontrés pendant près d’un an. Il n’est donc pas surprenant que le motif des oiseaux se soit retrouvé dans mon travail du métal. Pourtant, je ne pouvais pas dépeindre leur joie vive ; au lieu de cela, j’ai été obligé de les représenter incapables de voler, abattus et mourants.
Alors que la division et l’égoïsme alimentaient la propagation du virus et de la violence, j’ai cherché refuge dans mon atelier. Représenter ces minuscules morts, les uns après les autres, était un appel à l’empathie dans une société éclatée. Ces tristes scènes travaillées en verre et en métal précieux sont une allégorie visuelle de notre temps ».

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Teresa Kiplinger, Charity, émail peint à la main, argent 925, crédit photo Teresa Kiplinger.

 

Jana Machatova (Slovaquie) est une artiste bijoutière narrative formée à Bratislava auprès d’Anton Cepka. Elle travaille avec son mari, Peter Machata à Stupava. A travers ses créations figuratives elle se montre très inspirée par l’imagerie soviétique et le passé communiste de son pays pendant la guerre froide. Robert Mazlo qui les a tous deux exposés décrit très bien leur art:« Enfants, ils ont tous deux été élevés en Tchécoslovaquie à l’époque de la « normalisation » et partagent le même intérêt pour la narration et la puissance des mots et des images sur l’imaginaire collectif. Sans nostalgie ni pathos, leurs histoires reflètent le passé, plus ou moins récent, dans une tentative d’affronter le présent et de considérer l’avenir. Le passé devient un moyen de dévoiler les troubles éternels à l’œuvre dans l’humain », (Simple Story, galerie la Joaillerie par Mazlo).

 

« Dans ma collection Where are you From j’ai essayé de témoigner du système politique et de la situation sociale de mon enfance. Bises formelles et sans amour entre politiciens, place des enfants dans les organisations politiques, vie uniformisée…Tout cela a laissé des empreintes dans nos personnalités. J’ai essayé d’utiliser une ornementation traditionnelle, la beauté d’un baiser et le charme des emporte-pièces en contraste avec la terrible période et les symboles du communisme. Ces bijoux n’ont pas pour rôle d’embellir le corps. Ils sont censés être un mémento, l’expression d’une opinion. », (Narrative Jewelry, Tales from the toolbox, p162).

 

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Jana Machatova, Leonid Iljitsch + Erich, 2014, broche de la collection « Where are you From », argent, papier sur plastique laminé, feuille d’or, crédit photo Peter Ancic.

Karen Smith (Ecosse) est diplômée du Jordanstone College of Art and Design et elle travaille depuis plus de 17 ans en tant que joaillère pour des bijoutiers nationaux et internationaux.

« Je suis passionnée par la musique. J’aime les histoires cachées dans les chansons et l’effet qu’elles ont sur nous. C’est là que je puise mon inspiration à partir de laquelle je traduis ensuite dans mes « bijoux-livres de contes » excentriques…J’aime à penser que mes bijoux disent quelque chose sur le porteur sans réellement le divulguer. Presque comme porter un secret bien en vue sans que tout le monde en soit conscient, sauf si vous le voulez vraiment. Bien sûr, les histoires que je crée dans mon travail sont à l’interprétation du spectateur / porteur ; peut-être l’histoire que je relie à la pièce n’est pas la même que l’histoire qui lui est associée par le porteur, après tout, la perception de chacun est différente. Cependant, la chose la plus importante dans mon travail est que le porteur se connecte avec lui sur le plan personnel, ce qui en fait bien plus qu’un joli objet ».
« La broche en verre Spy Glass est plus à propos de moi et de cette période. J’avais vraiment l’impression que les gens autour de moi m’analysaient mais pas dans le bon sens… cela m’a vraiment fait m’arrêter et réfléchir à la façon dont les gens perçoivent les choses… L’œil dans la lunette est un dessin que j’ai fait de mon propre œil. Il est censé me montrer sous les projecteurs indésirables de ces autres personnes. Les poupées en argent représentent des poupées en papier que vous pourriez découper quand vous étiez enfant et à quel point notre santé mentale peut être fragile, en particulier lorsque vous êtes essentiellement dans un endroit sombre et que vous sentez que tout le monde est contre vous. La clé au bout de la chaîne est un symbole d’espoir. Comme pour Peep Show Brooches c’est une pièce assez sombre, certains pourraient dire déprimante, mais la faire m’a vraiment aidée à exprimer tous mes sentiments. Je fais beaucoup cela à travers les bijoux que je fabrique. Presque comme un musicien écrivant une chanson. Ils me servent également de rappel de cette époque et de la façon dont j’ai grandi et évolué en tant que personne ».

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Karen Smith, Spy Glass, broche en argent, papier, verre, bois, crédit photo Karen Smith.

Karen Smith,Peep Show Brooches, silver, paper,textiles, plexiglass, 60 mm X 60 mm X60 mm, crédit photo Karen Smith (image à la une).

Kee-Ho Yuen (Hong Kong) : Titulaire d’un B.A. de l’Université chinoise de Hong Kong et d’une MFA en orfèvrerie et joaillerie de l’université de l’Iowa (USA) il se définit lui-même comme un créateur de bijoux éclectiques, utilisant des technologies et des matériaux contemporains (modélisation informatique 3D, usinage CNC) aussi bien que traditionnels (savoir-faire ancien, émaillage).
« Indépendamment des vastes changements sociaux et technologiques, les émotions et interactions humaines de base restent les mêmes. Fasciné et inspiré par l’intemporel de la littérature chinoise ancienne sur ce sujet particulier, mon travail est un collage de ce que j’en apprends. Je préfère le capturer en résonnant entre le sérieux et la fantaisie. Je n’ai pas l’intention d’utiliser mon travail pour convaincre qui que ce soit mais de m’en servir pour me rappeler de ne pas trop m’éloigner des attitudes que je considère comme importantes dans la vie. Certains de mes travaux sont purement une enquête esthétique et technique ».
Concernant sa bague Bending Power Kee-Ho Yuen nous raconte : « Je crois en le pouvoir de l’écriture. La bande jaune est un écrit de Laozi, un célèbre philosophe chinois qui nous enseigne de ne pas trop se concentrer sur le monde matériel. La structure blanche sous le crayon est un billet de un dollar».

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Kee-Ho Yuen, Bague Bending Power, aluminium anodisé, pierre, bois de cèdre, laiton, peinture acrylique et encre d’impression laser. Crédit photo Kee-Ho Yuen

Nathalie Sarraute disait très justement « La poésie dans une œuvre c’est ce qui fait apparaitre l’invisible ». Et c’est bien là le rôle du bijoutier narratif, faire naitre le mystère du plus profond d’un objet à la manière d’un poète.
Je laisserai le mot de la fin à Jack Cunningham sans qui cet article n’aurait pu reposer sur de solides racines :
« Les bijoux narratifs sont de petits objets qui ont le potentiel de parler de grands problèmes, de faire des déclarations et de remettre en question les valeurs acceptées. Tel un morceau de poésie, c’est l’art de condenser, de distiller des pensées et des idées en une représentation visuelle réduite » (Jack Cunningham 2007).

 

 

 

Par Véronique Faudou – Sourisse

Créatrice de bijoux narratifs Bélisame Créations

https://belisamecreations.fr/

Bibliographie :

M. Bal (1997). « Narratologie : introduction à la théorie du récit ». Toronto : Presses de l’Université de Toronto.

Liesbeth den Besten, « Lire des Bijoux, commentaires sur les bijoux narratifs » article dans le magazine norvegien Kunsthandverk, http://www.klimt02.net/forum/index.php?item_id=4515

Jack Cunningham : catalogue d’exposition « Maker-Wearer-Viewer – Narrative Contemporary European Jewellery », 2005 (catalogue ISBN 0 901904 59 7)

Jack Cunningham : « Contemporary European Narrative Jewellery », Thèse de doctorat The Glasgow School of Art 2001-2007, http://radar.gsa.ac.uk/4948

Mark Fenn, « Narrative Jewelry, Tales from the Toolbox », éditions Schiffer, 2017.

Bella Neyman, « Stories you can wear », The magazine Antiques, 24 juillet 2020.

Ramon Puig i Cuyas, « The Created Jewel », catalogue de l’exposition « Balanced », Barcelone, Anversen, octobre 2000.

A. Pereira and K. Tschimmel « The Design of Narrative Jewelry as a Perception in Action Process », Escola Superior de Artes e Design (ESAD), Matosinhos/Porto, Portugal

Dossier pédagogique : « Le surréalisme et l’objet ». Centre Pompidou, 2013

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